mercredi 1 septembre 2010

LES MOTS DU KPITAINE

Nous voilà arrivés à une étape importante de notre voyage. Sommes-nous capables d’effectuer cette traversée qui va nous contraindre à rester cinq ou six jours au milieu de cette immensité bleue ? Si je dois reconnaître avoir une appréhension, elle n’est liée ni à l’éloignement de la terre, ni à cette énorme quantité d’eau mais à l’ignorance de ma capacité à rester tout ce temps sans trop pouvoir dormir, tout en gardant une lucidité intacte. Même si nous partageons la veille à deux, je suis responsable à cent pour cent du bon fonctionnement du bateau.

Nous sommes partis depuis peu et la météo semble déjà nous jouer un tour : d’un vent de nord nord-ouest annoncé, nous nous retrouvons avec un ouest sud-ouest, obligés d’avancer au près, avec une houle de travers et une gîte importante.



Voilà cinq heures que nous naviguons toujours au près ; je viens encore de réduire, je n’ai plus qu’un ris dans la grand voile, et pareil dans le génois, pour améliorer notre confort et diminuer un peu la gîte. Nous avançons encore à cinq nœuds avec 22 nœuds de vent.

Le vent a enfin tourné après le coucher du soleil : il s’est installé au Nord, assez stable, entre 15 et 17 nœuds. Je laisse tourner le moteur au ralenti pendant la nuit, le ronron doit inconsciemment me rassurer, même si je justifie l’allumage pour maintenir la charge des batteries. Il est vrai que le pilote, le radar et toute l’électronique consomment beaucoup.
A l’intérieur du bateau, il faut s’accrocher : les filles ont pris les deux couchettes bâbords, qui sont évidemment très stables malgré le balancement du bateau. En revanche, de la couchette tribord, où j’essaie de me reposer un peu, j’ai été éjecté à deux reprises, fracassant même la table du carré à ma deuxième tentative. La houle tape fort à tribord passant souvent par-dessus le bateau, avec un bruit impressionnant.
Pour notre troisième jour de navigation, la mer s’est un peu calmée, même si la houle continue à nous balancer dans un mouvement inconfortable. Tout va très bien : le vent a un peu faibli entre 13 et 17 nœuds, mais avec toutes les voiles dehors, nous avançons bien et sans trop giter.

Dernière nuit et sprint final : je n’en peux plus d’être enfermé dans les dix mètres carré utilisables du bateau, sans rien pouvoir faire : ce mouvement de balancier incessant nous fait nous cogner sans arrêt à tout ce qui constitue le carré : fauteuils, table, four, cloisons, portes, poignées, sans parler des passages au petit coin… Tout déplacement est prétexte à un nouveau bleu, une nouvelle éraflure. Le vent a encore faibli, entre 7 et 10 nœuds, mais la houle est toujours là. Je mets un peu de moteur pour cette dernière nuit et le garderai jusqu’à notre arrivée, l’objectif étant de maintenir notre vitesse, entre 5 et 6 nœuds, pour ne pas rallonger inutilement notre supplice.



Nous voilà rendus à bon port, sans avarie, quel soulagement ! En dehors du feu de mât qui a grillé, ainsi que le feu bâbord. A signaler aussi une coupure totale de l’électronique en pleine nuit, qui n’a pas vraiment d’explication et qui nous rappelle à quel point nous en sommes tributaires. La fatigue liée à l’absence de vraie nuit n’est finalement pas un problème : même si nous avons croisé beaucoup de cargos et de pétroliers, surtout la nuit, avec l’aide de l’AIS et du radar, nous avons moins besoin d’une veille attentive. Nous n’avons rencontré qu’un bateau de pêche et deux voiliers.


La météo était très favorable, et pourtant, la navigation ne s’est pas révélée très confortable. Je n’ose pas imaginer ce qu’aurait été le voyage en cas d’intempérie. Voilà de quoi remplir à nouveau ma case à soucis, en pensant déjà au retour, même s’il est encore loin. L’homme est ainsi fait : « il souffre par peur de souffrir de ce dont il a peur » (ce n’est pas de moi, mais de Voltaire, je crois).
                            

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