1er jour : inconscience
Vendredi 27 août, 15 h 30, nous quittons la marina de Portimao, Portugal, la fleur au fusil, après avoir hissé le pavillon or et sang confectionné, pour l’occasion, par notre ami Stefan. Objectif : remonter la côte de l’Algarve jusqu’au cap Sao Vicente, et faire route sur Porto Santo, Archipel de Madère (470 miles nautiques, soit environ 850 kilomètres). Avec une vitesse moyenne de 5 nœuds, nous comptons une centaine d’heures de navigation. Jusque là, tout va bien.
Fin de soirée, la houle prend de l’ampleur et ne nous quittera plus.
2ème jour : shaker
C’est précisément dans ces moments-là que la question se pose avec acuité : « mais qu’est-ce que tu fous là !!! ».
Ca devait être une simple formalité, une « rigolade », une promenade de santé, et te voilà le cœur au bord des vagues, arrimée au fauteuil pour ne pas rouler sur le parquet, prête à sauter par-dessus-bord pour ne pas endurer une minute de plus ce roulis incessant et désordonné, cette mer capricieuse qui te secoue jusqu’au fond des entrailles qui ne demandent qu’à sortir, ce manque d’air provoqué par les hublots que tu ne peux pas ouvrir, sous peine de recevoir des paquets d’eau sur la tête…
Et tu essaies de te souvenir à quel moment de ta vie tranquille et bien organisée t’est venue cette idée saugrenue de te prendre pour une grande aventurière, toi dont l’expérience maritime se limitait il y a à peine dix ans au ferry Nice-Ajaccio ? Tu la connais pourtant, l’inconstance de la mer, mais c’est plus fort que toi : à chaque fois, tu le promets « on ne t’y reprendra plus ! » ; mais tu replonges et tu te retrouves coincée dans cette prison mouvante, à attendre ce moment de plénitude intense où tu lanceras au marinier le cordage qui t’attachera au quai de ton port de destination.
Alors tu t’allonges, tu t’accroches aux coussins ; tu suis de loin l’écran de contrôle qui te montre les cargos qui vont croiser ta route, et ceux qu’il faudra éviter s’ils ne s’en détournent pas ; tu prends un livre mais les mots qui dansent devant tes yeux te ramènent à la dure réalité de ton système digestif défaillant ; tu tentes une sortie à l’air libre après avoir endossé la panoplie de sécurité, mais la simple vue de la houle et l’inclinaison du cockpit ont raison de ton acte de bravoure.
Définitivement vaincue par les éléments, tu acceptes d’ingurgiter le petit comprimé blanc de Notamine qui mettra un terme, au moins provisoire, à tes inconforts de citadine et tu rêves aux dauphins que tu ne verras pas jouer dans l’étrave du bateau.
3ème jour : accalmie
La houle se fait plus langoureuse et les grandes claques sur la coque du bateau sont remplacées par des caresses un peu brusques. La sensation de nausée se dissipe, prête à resurgir au moindre écart. Régime sec : trois grains de raisin, un croûton de pain, un quartier de pomme, mastiqués très consciencieusement pour ne pas incommoder l’estomac convalescent. Mouvements minimum, état comateux, on récupère des nuits de veille, hachées par le cri strident du radar qui nous signale un bateau entré dans notre zone de garde. La journée s’étire, interminable, au rythme du balancier que nous imposent les vagues. Même l’idée de la pêche est proscrite : il faudrait rejeter le poisson à l’eau pour ne pas supporter son odeur…
4ème jour : éclaircie
7 heures : ils ont senti notre abattement et sont venus en nombre autour du bateau pour nous encourager. Par dizaines, à portée de main, des dauphins jaillissent et virevoltent en découvrant leur ventre argenté. Le moral remonte, le capitaine se remet aux fourneaux, le diner sera le premier vrai repas depuis notre départ. Séance cinéma pour fêter notre retour à la vie. On ose compter les heures qui nous séparent de l’arrivée.
5ème jour : terre !
10 heures : atténuée par la brume, première vision de terre émergée, celle qu’a dû apercevoir Christophe Colomb lorsqu’il est arrivé en vue de Porto Santo, il y a quelques centaines d’années… Comme un accouchement un peu difficile, l’épreuve s’efface à la vue du bébé, surgi des flots, volcans fumants sous une couronne de nuages, terre inconnue des novices que nous sommes. Et puis le port se dessine, tant espéré, brise-lames ouvert comme pour nous tendre les bras, le marinier imaginé en rêve qui nous attend sur le ponton, souriant, premier contact humain sur cet îlot perdu dans l’océan. Comme hébétés, étonnés d’être là, nous savons déjà que nous laisserons à d’autres la grande aventure de la Transat, et sommes remplis de la fierté d’avoir atteint les limites que nous nous étions fixées.
|
sylvie, 52ème jour de détention |